17 novembre 2005


La meute, l’émeute et l’impasse

DiverCité, Ici et Là-bas et le MIB / mercredi 9 novembre 2005


Depuis plus d’une semaine en France, voitures et écoles se consument, des
pneus éclatent, des cocktails Molotov explosent, des jeunes des classes
populaires, issus ou non de l’immigration postcoloniale, ne dissimulent plus
leur envie d’en découdre avec la République française " une et indivisible
". Ils n’ont jamais été les bienvenus, à moins de laisser derrière eux -
après une heure de bus - leur culture, leur religion et leur histoire. Après
trois morts, dont deux suspectes, les familles restent dignes, les quartiers
populaires sont submergés par l’émotion, la colère, la rage et le deuil,
comme ils ont trop souvent l’habitude. Toutes les nuits sont hantées par le
bruit, les odeurs, et la lumière jaune. C’est l’émeute : " un soulèvement
populaire, généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la forme d’un
simple rassemblement tumultueux accompagné de cris et de bagarres ", nous
dit le dictionnaire.

De l’autre côté de la fameuse " fracture sociale ", les forces de l’ordre,
flashballs à la main, hurlent et insultent les familles qui sont aux
fenêtres ; humilient et interpellent à tout va mères, enfants et vieillards
 ; n’hésitent pas à se servir de l’intimidation et de la peur collective pour
faire tourner le rapport de force à leur avantage ; ne reculent devant rien
pour gazer à l’aveuglette, visant aussi bien les mosquées bondées que les
centres commerciaux. Des syndicats réclament l’intervention de l’armée
voire, pour certains, l’application de la loi martiale. Le ministre de l’Intérieur
fait preuve de politesse racailleuse, et le gouvernement est frappé de
myopie politique, frappant du poing sur une table vide, où il a jusqu’ici
toujours refusé de s’asseoir. La meute.

La crise économique, sociale et politique de la société française est à son
comble, et la violence prend de l’ampleur dans bon nombre de quartiers
populaires de France. Meute et émeute se font face. Mais qu’en sait-on
réellement ? Les faits semblent pourtant évidents. A la suite de la mort de
deux d’entre eux, des " jeunes " mettent à feu leurs propres quartiers. Dès
lors, ils sont présentés comme une organisation criminelle transfrontalière,
accusés d’être manipulés par des réseaux islamistes, et soutenus par l’économie
mafieuse de la drogue. Au lieu de comprendre l’origine de l’émeute, la
société française mène la politique de l’autruche, en parlant de violences
irrationnelles et haineuses, qu’il faut réprimer " dans la justice et la
fermeté ". Les forces de l’ordre - appellation en elle-même paradoxale -
essayent de rétablir le calme, le silence, ou en d’autres termes, l’ordre
public. En face de cela, on nous présente le logique ras-le-bol des
habitants " non jeunes " et leur soi-disant soutien à l’action
gouvernementale de rétablissement de la sécurité et de l’autorité.
Rien n’est plus trompeur.

Tout d’abord, il faut dire clairement que derrière l’immense majorité des
actes de violence, il y a des causes sociales et des responsables
politiques, mais aussi, il faut l’admettre, des parcelles de légitimité.
Même si toute violence est condamnable, force est de constater que la
violence qui nous préoccupe depuis dix nuits n’est que le fruit de l’humiliation
et de la relégation sociale qui règnent les 350 jours restants dans la même
zone, sans que personne ne s’en émeuve. Les violences sociales, subies dans
le quotidien et dans la chair de millions de citoyens, sont plus légitimes
et respectables que les violences urbaines, qui violent la " sarko-sainte "
loi de la propriété privée. Cette violence-là sert habilement aujourd’hui de
parangon à ceux qui ne veulent pas voir la violence du système qui l’a
engendré. Pire, elle allume des feux qui n’éclateront que plus tard : à la
différence des pinèdes provinciales, en banlieue, les contre-feux rallument
toujours les foyers. Faire mine de découvrir les problèmes, chanter la
marseillaise pour exorciser le mal, c’est utiliser la souffrance exprimée
aujourd’hui pour camoufler sa responsabilité dansson émergence. Et même si
cela n’est pas dit explicitement, tout le monde le ressent.

Un exemple ? Bien, personne ne s’interroge sur les raisons qui peuvent
pousser deux adolescents à fuir en courrant dès qu’ils entendent au loin les
bruits des talkies-walkies des policiers ? Qu’est-ce qui crée chez eux une
peur instinctive, qui les poussent à escalader un mur de trois mètres et se
cacher dans un transformateur EDF, alors que de l’aveu même des services
judiciaires ils ne sont pas délinquants ?

Nous y voyons pour notre part deux raisons principales. La première est que
le bruit des talkies-walkies résonne dans nos têtes avec l’arrivée de
problèmes en cascade : interpellation musclée, clés-de-bras douloureuses,
insultes et brimades au su et au vu de tous, garde-à-vue où - l’histoire l’a
amplement démontré - règne l’impunité policière, et plausibles inculpations
judiciaires pour outrages et rébellions. C’est tout cela qu’évoque le son de
la sirène. C’est tout cela que l’on fuit lorsqu’on a quinze ans, vit en
banlieue populaire, et qu’on a rien à se reprocher.

La deuxième raison tient aux faits et aux circonstances mêmes de l’incident
de Clichy-sous-Bois. Etrangement, il n’a pas été révélé que l’un des trois
adolescents électrocutés, pourtant mineur et scolarisé, ne disposait pas de
papiers. Conséquence directe du durcissement de l’obsessionnelle lutte
contre l’immigration illégale, dont le ministre de l’intérieur a été le
principal initiateur, ce jeune a fui parce qu’il était sans-papiers. Il a
fui parce que la nouvelle loi, promulguée pour mieux assimiler l’étranger à
la délinquance, a fait de lui un fuyard. Il a fui pour se sauver, et quelque
part, c’est la loi qui a causé sa fuite et donc sa mort.
Monsieur Sarkozy, nous comprenons mieux pourquoi ses parents n’ont pas voulu
vous rencontrer.

Toutes ces morts viendront augmenter le deuil dans la mémoire des personnes
issues de l’immigration postcoloniale. Mais au-delà de cet horizon, elles
nous invitent à d’autres réflexions et d’autres propositions pour sortir de
l’impasse qu’affectionnent tant, sans jamais se l’avouer, la meute et l’émeute.

Excusez-vous pour toutes les insultes stigmatisant les habitants des
quartiers. Excusez-vous pour avoir causer la mort, de manière volontaire ou
non (l’enquête nous le dira), de deux jeunes adolescents, coupables de vivre
à Clichy et d’être héritiers de l’immigration postcoloniale. Excusez-vous
pour la profanation de la mosquée de Clichy. Imaginez-vous la réaction de l’
" opinion publique " si le lieu de culte attaquée avait été une église ou
une synagogue ? Tout ce que la France compte de bonne conscience humaniste
aurait dénoncé, avec raison, la violation des libertés individuelles. Mais
attaquez une mosquée est dans l’air du temps, le " choc des civilisations "
a fait du chemin, et ni le premier ministre, ni le ministre de l’Intérieur,
ni aucun membre du gouvernement n’a daigné se déplacer pour montrer qu’il n’existe
pas, en France, deux poids deux mesures en matières de droits et de
libertés.

Mettez fin à la précarisation croissante des habitants des quartiers
populaires. Si les notions de flexibilité, d’adaptation, de mixité sociale,
d’intégration républicaine, de discrimination positive, etc. sont les
maîtres mots de la classe patronale et de ses alliés à l’Assemblée
nationale, elles signifient tout autre chose pour ceux qui ont subi vingt
ans de politique néolibérale : ségrégation économique et spatiale, logement
insalubre, inégalité des chances à l’école, panne de l’ascenseur social,
tyrannie des contrats à durée déterminé sans perspective d’avenir,
impossibilité de fonder une famille et de vivre dignement, tête coincée en
dessous du seuil de pauvreté, séjours répétés au cachot, etc.
Stoppez la logique sécuritaire de la tolérance zéro, le racisme anti-immigré
et la culture du chiffre de la police, qui sont à l’origine de la tension et
des provocations dans les banlieues populaires.

Respectez les en tant qu’être humain, arrêtez de les insulter en les
qualifiant de " sauvageons ", de " racailles " à nettoyer au " kärcher ". Ce
langage infamant, s’il était prononcé par le borgne du Front National,
serait dénoncé pour appel au meurtre et au " nettoyage ethnique ". Mais
quand il sort de la bouche du ministre de l’Intérieur, l’infamie devient une
ouvre de salubrité publique et devient un racisme respectable relayé par
tous les médias bien-pensants.

Cessez d’instrumentaliser l’islam et les musulmans, cessez de danser
hypocritement avec celui que vous appelez le " diable vert " une fois le bal
terminé. Arrêtez de remercier en secret les " grands frères " parce qu’ils
oeuvrent pacifiquement pour la fin des violences, tout en mettant en garde l’opinion
publique contre l’omniprésence de l’islamisme dans les banlieues. Ainsi le
maire d’une commune de l’agglomération lyonnaise qui, avant de s’en prendre
publiquement à un imam de quartier sous le coup d’une inculpation judiciaire
et de se faire le défenseur d’une conception de la laïcité tronquée, prenait
amicalement le train avec lui deux semaines auparavant.

Rendez-leur leur dignité historique. Il est indispensable d’effectuer un
retour critique sur le passé colonial en abrogeant la loi négationniste du
23 février 2005 portant sur " l’ouvre positive du fait colonial " et de
réhabiliter l’histoire de l’immigration. Si nous ne sommes pas dans une
situation strictement coloniale, les logiques de gestion et d’encadrement
des populations issues de l’immigration postcoloniale persistent encore
aujourd’hui dans les institutions. Abolissons-les.

Nous ne pouvons que voir une continuité évidente avec la manière dont l’Etat
appréhende aujourd’hui les émeutiers et leurs motivations, et celle dont
hier il comprenait les insurgés algériens. Le recours rarissime à la loi de
1955, celle qui justifia la sanglante intervention policière du 17 octobre
1961, permet rien moins que cela d’instaurer l’état d’urgence sur le
territoire national. Ceci trahit inévitablement l’illogisme politicien dans
lequel s’est enfermé le gouvernement : l’Etat ne sait ni ne veut avoir le
courage de répondre politiquement à l’explosion des violences émeutières,
aussi a-t-il recours à une des lois les plus liberticides de la législation.
Sacrifiant les libertés sur l’autel de la sécurité, l’Etat sécuritaire s’exprime
avec toute sa force. Qu’on se le dise, seront désormais justifiées par la
loi : les mesures locales de couvre-feu pour tous (et pas seulement les
mineurs), les interdictions de circulation en voiture, les interdictions de
réunions, les fermetures de salles pouvant accueillir telles réunions, les
assignations à résidence, les interdictions de séjour, les mesures de
contrôles de la presse et des télécommunications, les perquisitions de jour
comme de nuit, le remplacement de la justice civile par la justice militaire
(un simple décret suffira pour cela)... On ne pouvait pas faire plus clair
en matière de punition collective : tout les habitants des quartiers, déjà
victimes premières de ces événements (soit parce que leurs proches en sont
les acteurs ou soit parce que ce sont leurs biens qui en sont les objets)
sont désormais privés de quasiment toutes leurs libertés individuelles. Un
contrôle d’identité deviendra une rafle, une interdiction de séjour, un
bannissement. Pis, ces nouvelles prérogatives marqueront pour longtemps,
même après leur cessation, les pratiques policières dans les quartiers. En d’autres
termes, le système d’inspiration coloniale s’auto régénère. La meute se
reproduit.

Ne confondez plus paix et pacification. Il faut des armes et des hommes en
nombre suffisant pour maintenir un état de pacification, mais la justice est
la condition de la paix sociale : sans justice, pas de paix. Paradoxalement,
c’est cette paix que les incendiaires vous demandent d’avoir le courage de
rechercher dans le langage que vous comprenez le mieux.
Pour y parvenir, une seule solution immédiate : l’abandon de toutes les
poursuites judiciaires à l’encontre des manifestants et la dispense de peine
pour ceux déjà condamnés. Car il n’y aura que cette issue pour sortir de l’impasse,
cette seule issue pour envisager des solutions à plus long terme, cette
seule issue pour envoyer à bon port le message que tous les protagonistes
responsables du feu sont désormais en mesure de l’éteindre. Cette idée, dont
nous savons d’avance qu’elle nous rapportera son lot de popularité chez les
populistes, n’est pas neuve, et elle n’est pas de nous. Victor Hugo en a été
son plus éloquent défenseur : " Les guerres civiles s’ouvrent par toutes les
portes et se ferment par une seule, la clémence. La plus efficace des
répressions, c’est l’amnistie. "

Les récents événements montre au moins une chose : une certaine police en
banlieue n’est plus sous contrôle républicain. Au lieu de protéger les
citoyens, elle installe la peur et peut provoquer la mort par ses
provocations. Or lorsqu’une institution de la République viole ses propres
principes, le devoir de tout citoyen est de prendre son destin en main. Si
la police est incontrôlable, surveillons la police ! Organisons des comités
de surveillance, dans chaque quartier, uniquement armé d’un code pénal, d’un
calepin ou d’une caméra, pour prouver à la société française que les "
racailles " savent se rassembler, réfléchir, s’organiser, et ainsi démontrer
que le doigt accusateur ne doit pas être pointé sur eux, mais sur les
dysfonctionnements de la société française.
Une émeute sans débouché politique raffermit les gouvernements qui la
méprise.

DiverCité, Ici et Là-bas et le MIB